^

Vocabulaire : repentance

28 Jun 04

Vocabulaire : repentance

Permalink 14:11:19, Catégories: International, Marketing, Sélection, 822 mots
https://evoweb.net/blog/Vocabulaire--repentance.html

J'ai un produit qui est le meilleur du marché, de loin. Il est tellement bon qu'au cours des derniers siècles, il a conquis le coeur d'une proportion de plus en plus grande de la population mondiale, et qu'on le trouve maintenant sur tous les continents. Et ce succès n'est pas près de s'affaiblir, tellement ses qualités sont supérieures. Par exemple, mon produit ne blesse que rarement ses utilisateurs, alors que celui de mes concurrents en tue des millions chaque année. Bref, j'ai un produit d'avenir.

 

Mais voilà, je me suis senti coupable : en vantant mon produit, est-ce que je ne cherche pas à imposer ma manière de voir, ma philosophie, aux clients potentiels ? Dire que mon produit est le meilleur, n'est-ce pas remettre en cause la capacité de mes concurrents à faire un produit équivalent ? Et puis, l'idée même de comparer les produits, n'est-ce pas déjà en soi contradictoire ?

Il faut dire qu'il y a un peu plus d'un siècle et demi, certains ont profité de la qualité de mon produit pour faire des choses que la morale réprouve, comme envahir des pays, et renverser les tyrans locaux. Bref, mon produit est le moins meurtrier, et de loin, mais il n'est pas non plus sans tache. J'ai donc décidé de faire repentance.

Tout d'abord, j'ai décidé d'arrêter de faire la moindre publicité pour mon produit. Plus jamais je ne clame publiquement ses qualités, ni le compare à la concurrence. Comme cela ne suffit pas, d'autres pourraient essayer de vendre mon produit, j'ai demandé à la presse de le présenter toujours sous son jour le plus noir, et même, si un produit de la concurrence apparaît avoir causé un accident, quelques dizaines ou centaines de milliers de morts, j'ai demandé à la presse de bien rappeler que mon produit a lui aussi, au cours des derniers siècles, entraîné des dérives, et que même une femme semble s'être cassé les ongles avec il y a à peine plus d'une trentaine d'années. J'ai même fait de multiples actes de repentance à la télévision, et cela dans toutes les langues.

Mes concurrents ont apprécié mon ouverture d'esprit, et ma nouvelle approche d'une concurrence saine et loyale. Comme je n'ai plus besoin de budget publicité, j'ai décidé de leur en donner l'équivalent, pour payer leur publicité à eux. Bien sûr, certains de mes concurrents en ont profité pour acheter des armes, et massacrer quelques milliers de mes clients, femmes et enfants d'abord. Mais comme je l'ai déjà dit, de telles dérives ont aussi existé du coté de mon produit, il y a à peine plus d'un siècle et demi : je ne peux rien leur reprocher. D'ailleurs, cela correspond tout à fait aux règles d'un marché concurrentiel sain : par exemple, j'ai appris que mon produit ne fait plus rêver personne chez les clients de mes concurrents, qu'ils vont même jusqu'à le trouver trop faible, et à le mépriser. Comment pourrais-je lutter contre l'avis authentique de clients potentiels ?

Moi aussi j'étais très content de cette nouvelle situation : je ne me sens plus coupable de la qualité de mon produit, j'ai réussi à tuer dans l'oeuf ce sentiment de supériorité qui me coupait des populations défavorisées. Et j'ai senti qu'il me fallait aller plus loin, porter encore plus haut les valeurs universelles du relativisme absolu ! Aussi, quand mes concurrents m'ont reproché que mon produit ne soit pas identique au leur, j'ai décidé de faire un effort unilatéral dans le sens du dialogue des cultures : j'ai introduit de plus en plus du produit de la concurrence dans le mien.

Bien sûr, j'ai fait cela honnêtement : ne voulant rien imposer moi-même, j'ai demandé à mes concurrents quelles introductions les agréeraient le plus, et je les ai évidemment amplement dédommagés pour de tels emprunts. Aujourd'hui, grâce à la qualité de ce dialogue que j'ai su nouer avec mes concurrents, mon produit se distingue de moins en moins du leur.

Il reste un point cependant, sur lequel il me faut aller plus loin. Mes concurrents ne me l'ont pas encore demandé, mais je sais qu'ils le souhaitent, je les connais bien à force. Ce que j'aimerais, c'est le leur offrir avant même qu'ils me le demandent, comme un cadeau, un geste d'ouverture et de dialogue : je suis sûr qu'ils apprécieront. Aussi c'est décidé, dès demain je l'annoncerai partout, sur toutes les télévisions et dans toutes les langues : partout dans le monde, chez tous mes clients, je vais remplacer mon produit par celui de mes concurrents.

Il faut que je me dépêche : j'ai déjà de moins en moins de clients, et bientôt n'en aurait presque plus, si j'attends trop, mon geste n'aura plus aucune valeur.

©Philippe Gouillou



73