The Bell Curve : 10 ans après

©Philippe Gouillou - 20 août 2004

Tags : QI

Voir aussi sur Evopsy l'interview de Charles Murray réalisée le 2 novembre 2004 pour les dix ans de The Bell Curve


Voir aussi sur Evopsy : l'interview de Charles Murray réalisée le 2 novembre 2004 pour les dix ans de The Bell Curve 

UPDATE (16 nov 2007) : Voir la synthèse en français de TBC par Gu Si Fang (3 parties)

"The Bell Curve" de Herrnstein & Murray a 10 ans cette année. Classé par je ne sais plus qui dans le top ten des livres les plus achetés et les moins lus, TBC avait bénéficié dès sa sortie d'un soutien journalistique du plus haut niveau de déontologie comme par exemple : 

Dans un article de couverture du New York Times Magazine, Jason DeParle avait décrit Charles Murray assis dans la cabine 1ère classe d'un avion en train de boire du champagne, tout en parlant tranquillement des pauvres. Il n'avait pas signalé que Mr Murray n'était en 1ère classe que parce qu'il avait utilisé ses miles accumulés pour se surclasser, ni qu'il avait fait bénéficier de ses miles Mr DeParle pour lui permettre à lui aussi d'être surclassé... [1]

"Dark Gray Matter--How IQ Trumps Everything Else" By David Brooks - Posted: Saturday, January 1, 2000

Le débat sur le livre avait été tellement faussé, que 52 des plus grands chercheurs mondiaux sur l'intelligence avaient du faire paraître, à leurs frais, un état des recherches sur l'intelligence, dans l'espoir de compenser la propagande [2]. En France, La Recherche avait publié la traduction d'un article de Ned Block, dont je m'étais servi pour la première édition du "Guide Pratique de l'Enfant Surdoué"... et qui s'était révélé faux (la correction a été faite pour les éditions suivantes).

10 ans après, où en sommes-nous ?

Au niveau de l'image, rien ne semble avoir changé : j'ai encore reçu récemment un mail d'un enseignant universitaire (pas en psychométrie) me reprochant de citer des auteurs "d'extrême-droite" comme Charles Murray, prouvant par là-même sa totale méconnaissance de Murray (qui est un des plus célèbres Minarchistes au monde), et donc sa non-lecture de ses écrits [3]. De même, toute référence au QI continue à provoquer les mêmes réponses automatiques de personnes qui affirment "croire" ou "ne pas croire" au QI, alors qu'elles n'affirmeraient probablement pas leur foi en la Mécanique Quantique sans l'avoir au minimum étudiée : la psychométrie est une science trop media-friendly. Ce n'est d'ailleurs pas qu'en France que cette inculture se répand : sur une liste américaine, un intervenant insistait hier qu'il fallait profiter du fait que Murray est encore vivant pour essayer de contrer le lavage de cerveau que les enfants reçoivent à l'école, afin que le niveau scientifique concernant les recherches sur l'intelligence ne s'écroule pas, détruit par le politically correct. 

Au niveau scientifique, en revanche, les données se sont accumulées, confirmant la validité de l'étude de Herrnstein & Murray. Mais pour le comprendre, il faut d'abord décrire ce qu'est le contenu du livre.

Tout d'abord, ce livre n'est pas un livre théorique sur le QI et l'intelligence mais la présentation des résultats d'une étude sociologique quantitative : les auteurs ont appliqué des outils statistiques à un échantillon important [4], et ont présenté leurs résultats. La caractéristique principale de cette étude comparativement aux milliers (millions ?) d'autres ayant existées, est qu'elle a été la première de cette importance à inclure le QI parmi les variables. En conséquence, elle a permis de mettre à jour une tendance lourde, jusqu'alors sous-estimée, de la société américaine : depuis les années 1950, le QI est un facteur de plus en plus déterminant dans la réussite sociale. David Brooks résume :

Le principal apport de l'approche de Herrnstein & Murray est que depuis les années 1950, l'intelligence est devenue de plus en plus importante dans la détermination d'où une personne finira sur l'échelle sociale américaine. Avant la Deuxième Guerre Mondiale, que vous soyez passé par Harvard, ou que vous ayez un travail dans un cabinet d'avocats prestigieux pouvait dépendre de qui étaient vos parents, ou juste de votre race et de votre sexe. Mais au cours des dernières décennies, l'influence des mesures "objectives" de l'intelligence est devenue décisive. [5]

"Dark Gray Matter--How IQ Trumps Everything Else" By David Brooks - Posted: Saturday, January 1, 2000

En d'autres termes, le livre a mis à jour l'apparition d'une nouvelle mobilité sociale basée sur la méritocracie : les postes les plus prestigieux ne sont plus réservés à ceux qui sont bien nés, mais sont de plus en plus occupés par ceux qui en ont les capacités intellectuelles. 

Cette importance du QI se retrouve aussi dans les relations personnelles que les Américains peuvent avoir, comme le montre cet exemple du livre :

Pensez à vos 12 amis et collègues les plus proches. Pour la plupart des lecteurs de ce livre, une large majorité d'entre eux seront bacheliers. Cela vous surprend-il d'apprendre que les chances d'avoir la moitié d'entre eux bacheliers sont de seulement 6 sur mille si les groupes avaient été constitué au hasard ? La plupart d'entre vous ne seront pas surpris que la moitié ou plus de cette douzaine de proche soient diplomés du supérieur. Mais les chances d'arriver à un tel résultat parmi un groupe sélectionné au hasard de 12 Américains sont en fait inférieures à 1 sur un million.
(p. 47) [6]

C'est cette tendance lourde qui est le thème du livre : elle n'a à ma connaissance jamais été contestée.

L'autre point essentiel du livre est la démonstration qu'il apporte que le QI est une donnée à prendre en compte dans les analyses sociales, y compris dans des domaines aussi intimes que les âges de premier mariage (21,3 pour le quintile inférieur ; 25,4 pour le quintile supérieur (p. 170)) et de naissance du premier enfant (19,8 pour le quintile inférieur ; 27,2 pour le quintile supérieur (p. 352)), etc. etc.

Enfin, le livre apporte une confirmation supplémentaire à ce qui était déjà connu au niveau de l'héritabilité et de la répartition du QI au sein de la population (exemple : dans l'échantillon, 72% des enfants appartenant au décile inférieur avaient une mère dans les deux déciles inférieurs (p. 384)). 

10 ans après, le QI est effectivement de plus en plus utilisé commme critère d'étude : ça a été le cas pour l'étude économique de Lynn & Vanhanen ("IQ and the Wealth of Nation", mais aussi pour beaucoup d'autres variables, comme par exemple l'étude récente de Martin et al. qui ont trouvé que les bas QI présentent une plus faible espérance de vie, indépendamment de la situation socio-professionnelle de leurs parents [7]. C'est-à-dire que non seulement aucune étude n'est venue remettre en cause les résultats de Herrnstein & Murray, mais qu'en plus leur exemple a permis à certains d'apporter de nouvelles découvertes. 

C'est au niveau de l'origine génétique du QI que les données se sont le plus accumulées. On sait maintenant que le QI est fortement lié à des critères biologiques, dont le taux de myélination, la quantité et surtout la répartition de la matière grise. Ces découvertes sont d'ailleurs indirectement confirmées par l'impact sur le QI que présentent certains médicaments ou compléments alimentaires. 

Bref, 10 ans après, le livre n'aura pas été réfuté, et aura permis de lancer un mouvement prometteur. Tout semble positif, mais ce n'est hélas pas si rose.

Il reste tout d'abord l'image que les gens ont du livre : quasiment personne ne sait ce qu'il contient, mais quasiment tout le monde est prêt à le critiquer. Une conséquence est que le nombre d'études prenant en compte le QI est encore faible : beaucoup de découvertes restent à faire. Une autre conséquence est que ces études, quand elles existent, sont présentées de manière faussée par la presse, même spécialisée, qui n'a aucune culture du domaine.

Il reste enfin la réaction qu'ont les pays occidentaux à cette tendance lourde favorisant les hauts QI [8] : plutôt que de reconnaître qu'il s'agit là, enfin, de ce dont les philosophes du XVIII° avaient rêvé (que la réussite d'une personne soit indépendante de son rang de naissance), les gouvernants ont préféré mettre en place des moyens de limiter cet ascenceur social. On trouve par exemple les lois sur la discrimination à l'embauche [9], l'interdiction d'utiliser le QI comme critère d'embauche [10], et maintenant en France les places réservées aux "bien nés", c'est-à-dire ceux présentant l'origine ethnique favorisée ("discrimination positive"). 

En d'autres termes, l'étude d'Herrnstein & Murray aura montré que le QI est un critère essentiel, et que l'ascenceur social fonctionnait encore au début des années 1990. 0n peut être assuré que dans le monde de plus en plus complexe où nous vivons le QI restera un facteur essentiel, mais rien n'indique que cette mobilité sociale pourra perdurer. 

NOTES :

  1. Traduction personnelle. Original :

    In a New York Times Magazine cover story, reporter Jason DeParle depicts Charles Murray sitting in the first-class cabin of an airplane sipping champagne while talking coolly about the poor. He doesn't mention that Mr. Murray was in first class only because he'd used frequent-flier miles to bump himself up, and he'd used his miles to bump up Mr. DeParle...

  2. "Mainstream Science on IntelligenceThe Wall Street Journal, Tuesday, December 13, 1994

  3. Voir par exemple cet Extrait traduit de "Human Accomplishment" de Charles Murray 

  4. Les données utilisées par Herrnstein & Murray pour arriver à ce résultat étaient celles de la "National Longitudinal Survey of Youth" de 1990, et l'échantillon retenu contenait l'ensemble des 11 878 sujets pour lesquels le réusultat à l'AFQT (Armed Forces Qualification Test) était disponible. C'est cet AFQT, fortement saturé en g, qui a été utilisé comme estimation du QI.
    La NLSY et l'AFQT sont décrits dans les Annexes 2 et 3 (pp. 569-592)

  5. Traduction personnelle. Original :

    The main thrust of the Murray-Herrnstein argument is that since the 1950s, intelligence has been more and more important in determining where a person ends up on the American social scale. Before World War II, whether you got into Harvard, or a job in an elite law firm, may have depended on who your parents were, or just on your race or gender. But over the past decades, the influence of "objective" measures of intelligence has become decisive.

  6. Traduction personnelle. Original : 

    Think of your twelve closest friends or colleagues. For most readers of this book, a large majority will be college graduates. Does it surprise you to learn that the odd of having even half of them be college graduates are onlys six in a thousand, if people were randomly paired off? Many of you will not think it odd that half or more of the dozen have advanced degrees. But the odds against finding such a result among a randomly chosen group of twelve Americans are actually more that a million to one.

  7. Martin L et coll. : "Cognitive performance in childhood and early adult illness: a prospective cohort study ". J Epidemiol Community Health. 2004 ; 58(8):674-9.

  8. A ma connaissance, l'étude de Herrnstein & Murray n'a pas été reproduite en France, mais il semble probable que les résultats seraient proches (quoique l'ascenceur social ait toujours été plus gripé en France qu'aux USA)

  9. Exemple en Angleterre :

    A BOSS had her job ad banned - because it asked for "hard-working" staff. 
    Beryl King was told by a Jobcentre that it discriminated against people who were not industrious.
    Mirror
    Trouvé via : Gene Expression : "Selection Pressure: A Race to the Bottom" - August 18, 2004

  10. Dans les faits, le diplôme est utilisé en tant que proxy du QI

©Philippe Gouillou - 20 août 2004


Sélection Nouveautés

Citation de cette page :

Gouillou, Philippe (2021) : "The Bell Curve : 10 ans après". Evoweb. 20 août 2004. https://evoweb.net/the-bell-curve-10-ans-apres.htm
[The Bell Curve : 10 ans après](https://evoweb.net/the-bell-curve-10-ans-apres.htm "Evoweb : The Bell Curve : 10 ans après (20 août 2004)"). Philippe Gouillou. *Evoweb*. 20 août 2004